QUESTIONS STRATEGIQUES
Dipak C. Jain, ancien doyen de l’Insead

« Une classe doit ressembler à une assemblée des nations unies »

publié le 06/07/2015

Ce que sera le management globalisé et "l'entreprise spirituelle", par un expert du bout du monde.

« Une classe doit ressembler à une assemblée des nations unies » Dipak C. Jain nous avait accordé un entretien en 2011 lors de son court passage à la tête de l'Insead

Dipak C. Jain nous avait accordé un entretien en 2011 lors de son court passage à la tête de l'Insead

Tout comme Harvard et Chicago Booth, l’Insead a su faire passer à sa tête un dirigeant d’origine indienne. A l’heure des replis identitaires, les grandes écoles cherchent opportunément à lutter contre l’enfermement culturel. C’est le temps des doyens « globaux ». Dipak C.Jain, qui n'est resté qu'un temps à son poste pour cause de santé fragile, était présenté comme l’incarnation du credo de l’Insead, business school « pour le monde». Indien jusqu’à 25 ans, imprégné de la culture de l’extrême Est du Pays, au delà du Bengladesh, devenu américain ensuite, le nouveau doyen de l’école se prêtait au jeu de la diversité recherchée par l’Insead qui cherche à croiser les cultures et les lieux, de Singapour à Abou Dhabi en partant de Fontainebleau. Avec des mots qui pouvaient paraître ceux d’un idéaliste, mais qui traduisaient une sensibilité nouvelle dans le monde des affaires imprégnées de rationalité anglo-saxonne, Dipak Jain détaillait sa différence. Il donnait sans crainte une note grandiose à sa conception de la vocation de l’Insead : « participer à une prospérité globale, à la paix, à l’harmonie ». Le discours correspondait sans doute aux attentes du moment. Lui qui prônait de s’inspirer de Shakespeare dans le management dès le début des années 2000 cherchait à convaincre qu’il ne s’agissait pas d’une posture de circonstance.

L’Insead, avons-nous coutume de dire, est une école de commerce « pour le monde ». Nous nous donnons pour mission de participer à une prospérité globale, à la paix, à l’harmonie. Pour produire les gens capables d’y contribuer, il faut attirer les personnalités qui, une fois équipées des outils, des qualifications et des valeurs que nous leur aurons transmis deviendront nos ambassadeurs.

« Il y a autant à apprendre de Shakespeare que d’un professeur de finance »

Cela suppose de parvenir à faire converger vers nous des talents en provenance de toutes les régions du monde et de les restituer ensuite là où l’on a besoin d’eux. Pour obtenir l’éventail le plus large de personnalités, nous mettons en place un portefeuille d’offre complet.

« L’erreur n’en devient vraiment une que si elle est répétée. La première fois, c’est une expérience d’apprentissage »

Ces hommes et ces femmes peuvent avoir suivi les cours de notre Mba d’un an ou des autres formations que nous proposons. La diversification est également géographique. L’une des priorités actuelles est de développer le campus d’Abou Dhabi. Au delà de cette zone géographique précise, l’objectif est de toucher l’Egypte, la Jordanie, le Liban, l’Inde, le Pakistan, le Sri Lanka.

« participer à une prospérité globale, à la paix, à l’harmonie »

L’autre région du monde à atteindre est l’Afrique. Abu Dhabi est donc destiné à devenir un centre pour le Moyen-Orient et l’Afrique, avec des priorités pour le Kenya, le Nigeria et l’Afrique du Sud. L’idée est à la fois d’attirer des étudiants de ces régions et de proposer des programmes de formation sur place.

Raison d’être


La raison d’être de l’Insead est de contribuer à ce que le monde devienne un endroit meilleur et plus sûr, dont les bénéfices soient accessibles au plus grand nombre : autant ceux qui viennent recevoir notre formation que les autres. Tout le monde ne suit pas un Mba mais ceux qui en bénéficient doivent aider les autres. L’objectif de l’école est donc d’attirer des talents et de former des leaders qui soient des vecteur de paix, de prospérité et d’harmonie.
Lorsque les étudiants ne peuvent venir jusqu’à vous, il faut faire la démarche d’aller jusqu’à eux. D’où la nécessité de multiplier les implantations. Ensuite, c’est aux étudiants de tirer parti de la flexibilité que nous leur offrons pour passer d’un endroit à l’autre.

« que le monde devienne un endroit meilleur et plus sûr »

Les bases de l’enseignement ne varient pas, mais il s’y ajoute des « spécialités » locales. Un Singapourien peut venir étudier quelques temps à Fontainebleau les mécanismes du monde des affaires dans l’Union européenne, de même pour le Moyen Orient. Chaque spécialité peut être étudiée par les gens d’une région du monde et par ceux de l’extérieur qui souhaiteraient venir y travailler. L’Insead possède l’originalité de proposer un programme de MBA concentré sur un an seulement, là où les autres écoles étalent leur enseignement sur deux ans. Ces contraintes de temps supposent un nombre réduit de cours choisis.L’une des fiertés de l’école est de former des généralistes, sans privilégier une matière sur les autres. Cependant, il y a des axes de travail que nous entendons renforcer. L’idée est, en particulier, de devenir un grand centre pour les marchés émergents, là où la croissance est la plus prometteuse.

« La majorité des entreprises sont détenues ou gérées par des membres d’une même famille »

C’est pourquoi il est important d’attirer des personnalités intéressées par l’exploration de ces nouveaux univers.
Le deuxième objet de grand intérêt concerne les médias sociaux et la génération Face book. La question à résoudre est de savoir comment créer des cours qui intègrent la dimension des réseaux sociaux. C’est un espace que personne n’occupe encore et c’est une opportunité unique pour l’Insead que d’être le premier à le faire.
La troisième idée concerne l’entrepreneuriat et les affaires de type familial. La majorité des entreprises sont détenues ou gérées par des membres d’une même famille. Cela représente un immense réservoir d’entrepreneurs qui, pour la plupart ne font pas la démarche de suivre un MBA. Si nous parvenons à tisser des liens avec ce milieu nous aurons une offre à proposer. Pas forcément un MBA mais plutôt des enseignements sur la manière de gérer une affaire familiale ou de programmer une succession, …

Potentiels


Tant qu’il y aura des êtres humains sur la planète la croissance viendra des pays émergents, car ailleurs la population diminue et vieillit. Nos initiatives sont guidées par les profils démographiques. La santé, les médias sociaux, les marchés émergents, l’entrepreneuriat familial représentent des domaines portés par la démographie. Rejoindre le monde des grandes entreprises n’est pas l’objectif de tout le monde. Un nombre important d’individus cherchent à construire leur propre entreprise. Surtout ceux qui viennent de milieux simple. Là encore, il y a des territoires à peine effleurés à explorer. L’entrepreneuriat peut être purement tourné vers les affaires, au sens classique, ou bien poursuivre un but social, lorsque l’idée est de créer de la valeur pour la collectivité comme peut le faire la Gramin Bank qui crée des sources de revenus en octroyant à de tous petits entrepreneurs des prêts de faible montant adaptés à leurs besoins. Cela aussi s’intègre dans nos objectifs. A titre personnel, un projet consiste à créer des écoles d’entrepreneuriat pour femmes dans des pays comme l’Afghanistan, le Pakistan ou le Sri Lanka. nous avons l’intention de créer des écoles pour femmes, d’entrepreneuriat . C’est personnel. L’Insead n’est pas partie prenante de cet projet pour l’instant mais cela est cohérent avec l’idée de « business for the world » et il y aura peut-être de futures convergences.

Diversité créative


La diversité des enseignements et des manières de penser est une donnée fondamentale du patrimoine de l’Insead. C’est un facteur corrélé notamment à la nationalité. Les groupes de même origine ont tendance à penser de façon uniforme. D’où l’idée de ne pas accueillir plus de 10% d’élèves d’une même nationalité. Une classe doit ressembler à une assemblée des nations unies pour générer cette diversité d’idées. Nous partons du principe qu’il n’existe pas un seul point de vue sur un sujet et pour obtenir cette variété nous recherchons la diversité de l’audience. C’est lorsque cette condition est remplie que la discussion devient possible. La diversité de nos étudiants, de leur provenance, des lieux où nous-mêmes sommes implantés nous aide à générer de l’expérience et du savoir. Sur cette base, il devient possible de déterminer ce qui doit être restitué aux uns et aux autres pour que les uns comprennent mieux les autres. Les Américains peuvent avoir intérêt à prendre en compte une manière de voir spécifique à Singapour. Et vice versa. Cette richesse d’expérience devient ensuite un point fort majeur aux yeux des recruteurs. C’est cela la diversité.
Il n’y a pas non plus de limites à avoir sur le contenu des enseignements. Nous enseignons la finance, le marketing ou le management des ressources humaines, mais il serait aussi souhaitable d’avoir un cours sur Shakespeare. Il y a trois siècles, le grand dramaturge nous a minutieusement exposé dans ses pièces les différents aspects du comportement humain, de Hamlet, l’homme qui pense sans parvenir à prendre une décision à Othello, le modèle opposé qui tranche sans avoir réussi à penser sa décision. La diversité ne concerne pas seulement les Etudiants mais aussi les cours auxquels ils sont exposés. Henry V, Le marchand de Venise
ou La tempête sont autant de brillantes démonstrations de l’imbrication des problèmes. Les leçons à en tirer sont innombrables. Il y a autant à apprendre de Shakespeare que d’un professeur de finance. C’est un autre aspect de la diversité recherchée par l’école : celle de la culture.

Positionnement


Nous cherchons à favoriser la créativité en mettant en avant un corps d’étudiants diversifié, des implantations multiples, le principe d’un programme sur un an et la culture entrepreneuriale particulière que nous avons accumulée. Sans pesanteur hiérarchique, notre mode d’organisation garantit une grande réactivité par rapport à une université traditionnelle. L’esprit d’entrepreneuriat joue un grand rôle dans cette dynamique ainsi que la vision plus globale, plus holistique qui est la nôtre.

« une démarche visant à n’être pas simplement une école de finance ou de marketing »


Celle-ci traduit une démarche visant à n’être pas simplement une école de finance ou de marketing. La tendance dominante chez nos concurrents consiste à rester focalisé sur le business traditionnel. Il n’existe pas beaucoup d’autres écoles qui suivent une direction comparable à celle que nous proposons, avec, par exemple l’idée d’une business school pour les femmes.

Leçons de crise


Les cours de management du risque se sont multipliés ces dernières années. Cette crise nous a enseigné qu’il ne fallait pas simplement enseigner aux étudiants ce que sont les nouveaux instruments financiers mais également quels sont les risques qui leur sont associés. Ce champ de la gestion des risques continue à connaître un grand succès. Les événements récents, le tremblement de terre au Japon, le tsunami et l’accident nucléaire qui ont suivi doivent conduire la réflexion plus loin. Personnellement, j’ai vécu une situation similaire en 2004, comme survivant, avec ma femme et mes trois enfants du tsunami de Phuket, en Thaïlande où nous nous rendions pour la première fois. C’est le type d’expérience qui forcément vous amène à vous poser des questions. J’ai réagi par exemple aux propos d’un ami qui expliquait que son éléphant avait brisé ses chaînes quelques heures avant l‘arrivée de la vague.

« les gens qui prennent les bonnes décisions sont ceux qui ont les pieds sur terre, en contact avec la réalité »

En fait aucun animal n’a trouvé la mort dans cette catastrophe. Il y avait des leçons à en tirer : pendant une crise, les gens qui prennent les bonnes décisions sont ceux qui ont les pieds sur terre, en contact avec la réalité. Cela signifie qu’il n’est pas possible d’être un leader dans le domaine des affaires si l’on ignore ce qui se passe dans sa propre institution. Cela suppose d’être en prise avec ses racines et de rester attentif à la réalité.

Synchronismes


Ma prise de fonction de doyen de la Kellogg School a eu lieu le 11 septembre 2001. L’annonce des attentats du world trade center nous est parvenue 30 minutes après le début de la cérémonie qui réunissait un parterre de plus 600 étudiants auquel j’étais en train de m’adresser. Un sentiment important est que, quels que soient les événements, ils se produisent dans un but précis, avec des implications à long terme. L’incertitude est inévitable, elle finit par se produire. Il n’est pas possible de prévoir un tsunami ou un tremblement de terre, mais en revanche on peut rester dans l’attente de tels évènements. C’est une manière d’être préparé et de développer une capacité à anticiper dans de multiples domaines. Cela s’applique tout aussi bien à l’incertitude géopolitique et aux événements en cours au Moyen-Orient qu’aux catastrophes naturelles. Un autre point important  concerne la notion d’ambiguïté. Chacun est tenté d’espérer que ses souhaits se réalisent instantanément dans la forme imaginée. Mais ni les affaires, ni les autres aspects de la vie ne ressemblent à cela. La plupart du temps, une équipe opérationnelle ne dispose pas d’une information complète. Le « spoon feeding », l’information donnée à la petit cuillère, par bribes, qui reste un genre très pratiqué, ne vous révèle en fin de compte que la forme de la cuillère mais pas les contours complets de l’information que vous recherchez.

« quels que soient les événements, ils se produisent dans un but précis »

Il faut donc apprendre à vivre dans le doute, parce que la vie n’est pas toujours clairement compréhensible. Les variables sont immanquablement très nombreuses et il manque toujours des pièces au puzzle. Cela ne doit pas empêcher de prendre des décisions comme l’a fait l’Insead en créant un Campus à Singapour il y a dix ans, très recherché aujourd’hui. Il est important de comprendre que la connaissance vient de l’analyse et la sagesse d’une capacité à dénouer un ensemble de nœuds dans les informations que nous transmet le monde qui nous entoure.
Le troisième facteur important est l’adaptabilité. Si un tsunami ou tout autre événement auquel on s’est préparé se produit, il ne faut pas en faire un alibi pour ne pas agir mais au contraire chercher à en tirer le meilleur parti. Chaque événement a sa justification, la question est de savoir ce que vous en retenez et ce que vous faites pour aller de l’avant. Nous faisons tous des erreurs, mais l’erreur n’en devient vraiment une que lorsqu’elle est répétée. La première fois, c’est une expérience d’apprentissage.

Spiritual business


On se focalise trop sur l’entrepreneuriat classique, celui de l’esprit où, à partir d’une analyse approfondie, sont définies les opportunités et le projet qui permettra de les saisir. Il est intéressant d’intégrer également dans son champ de vision l’entrepreneuriat social qui, lui, vient du cœur et de plus en plus, à l ‘avenir, l’entrepreneuriat spirituel, en relation avec l’âme. Le sentiment spirituel traduit une volonté de mieux se connaître.

« le pardon, sans doute l’arme la plus puissante dont chacun peut disposer dans sa vie »


Il n’est pas nécessairement lié à une religion mais dans une société très religieuse comme l’Inde qui ranime cette flamme en permanence à tous les coins de rue, ce sentiment est évidemment très présent. Tout en étant mathématicien de formation, ayant étudié les sciences,je me considère fortement guidé par des valeurs spirituelles. Cela débouche sur une certaine manière de traiter son entourage ou ses collaborateurs. Tous les individus sont égaux, dans le sens où chacun mérite un égal respect. Ce qui change ce sont les responsabilités exercées par les uns et les autres. Il ne faut pas s’en servir pour créer des hiérarchies, source de violence morale. Un autre point important de la spiritualité concerne le pardon, sans doute l’arme la plus puissante dont chacun peut disposer dans sa vie. Ne pas l’exercer vous condamne à garder en vous la colère, aussi corrosive qu’ un acide et qui finit par vous ronger.

« Beaucoup de managers se laissent dépasser par le sentiment que leur donne le pouvoir de ne devoir rendre de compte à personne »

Tout cela fait partie des qualités importantes que doit pouvoir afficher un bon leader. La colère ne favorise pas les bonnes décisions et son antidote est le pardon. L’ego et la cupidité se tempèrent par l’humilité. Beaucoup de managers se laissent dépasser par le sentiment que leur donne le pouvoir de ne devoir rendre de compte à personne. A long terme, leur position sera fatalement fragilisée. S’ils ont fait preuve d’équité, au contraire, leurs collaborateurs s’en souviendront favorablement. C’est pourquoi il faut aussi enseigner aussi dans une école de commerce certains aspects du caractère humain. On peut aussi s’inspirer de la vie familiale. La manière de traiter ses enfants donne une idée de votre capacité ou non à respecter ceux avec qui vous travaillez. Au passage, élever ses propres enfants est une tâche très difficile, parce que la part émotionnelle est si importante qu’elle peut vous empêcher de prendre les décisions adéquates. La même difficulté à se détacher peut affecter les leaders. Il y donc beaucoup à apprendre des autres, des autres cultures, des différents activités de la vie humaine, pas seulement dans la sphère professionnelle. Personnellement, tout en favorisant ces échanges, j’ai fait en sorte de préserver les éléments de ma propre culture et cette combinaison m’a beaucoup aidé.


Chiffres clés 

1957 : date de création de l’Institut
3 campus, à Fontainebleau, Singapour et Abou Dhabi
1000 étudiant en MBA, 80 nationalités
41 000 anciens étudiants, répartis dans 160 pays


Bio bio
L’homme qui venait de loin

Premier doyen de l’Insead issu d’un pays émergent, américain Dipak C. Jain, 54 ans, est originaire de l’Assam, l’une des régions les plus isolées de l’Inde. Ce végétarien assumé revendique d’autres particularités : il ne conduit pas, n’utilise pas d’ordinateur personnel et affirme se reposer le plus souvent possible sur sa mémoire, à commencer pour faire ses cours, sans notes. Avant l’Insead, il a passé vingt cinq ans à la prestigieuse Kellogg School dont il a été le doyen pendant dix ans. Il a également été conseiller de Thaksin Shinawatra , le premier ministre de Thaïlande.

Jacques Secondi #spiritualité #management #entreprise spirituelle