ANALYSE

L'avenir de la presse

Profession reporter

publié le 07/07/2015

Paradoxe : plus la fonction journalistique semble utile, moins celle-ci est financée.

Profession reporter

Cela n’était jusque-là pas plus concevable que d’assister à la chute de Lehman Brothers. Et puis tout a changé. On estime aujourd’hui possible que le New York Times fasse faillite. Un peu comme si, de ce côté-ci de l’Atlantique, le Monde, El Pais et le Corriere de la Serra disparaissaient simultanément de la scène. Un basculement qu’évoque le film-documentaire de Andrew Rossi, A la une du New York Times, immersion d’un an dans les couloirs du grand quotidien, auquel fait écho dans l'actualité immédiate la vente du Washington Post au fondateur d'Amazon , Jeff Bezos. Les empires de la presse papier sont soudain devenu colosses aux pieds d'argile, et aucun d'entre eux n'est “too big to fail”, trop gros pour faire faillite, comme le sont désormais les banques dont l’effondrement est considéré dangereux pour l’intégrité du système financier.

Presse pilier de la démocratie


Pourtant, que d'enjeux « systémiques » aussi avec la presse : les grands quotidiens représentent encore aujourd'hui le sanctuaire du journalisme protégé ici et là par la loi pour assumer cette fonction de contrepouvoir que lui attribuent les pays qui ont fait de la liberté de la presse l'un des piliers de la démocratie. S'ils ne parviennent plus à payer leurs salaires, que devient le métier consistant à collecter, vérifier, analyser, hiérarchiser de l’information ?

"que devient le métier consistant à collecter, vérifier, analyser, hiérarchiser de l’information ? »

Pour tenir ce rôle, le journaliste est censé bénéficier de l’autonomie financière suffisante pour accomplir ses tâches de la manière la plus indépendante possible d’intérêts économiques ou politiques, en respectant les principes des chartes professionnelles, comme celle du SNJ en France, créée en 1918, complétée en 1938 et en 2011. Mais qu’advient-il, si les entreprises ayant établi leur légitimité sur la promesse de garantir ces pratiques, n’ont plus les moyens de les assumer ?

Changement de modèle


C'est bien ce qui est en train de se jouer après quinze années de révolution internet, et du coup la crise de la presse papier se confond avec une remise en question de la fonction journalistique. Une fois numérisée et mise en ligne, une information voit sa valeur tendre vers zéro. Ce mécanisme irréversible explique que le sol se soit à ce point dérobé sous les pieds des géants de la « grande presse » qui fondaient leur modèle économique sur la vente directe de l'information, du producteur au consommateur, comme on vend un produit sur un marché.

"une fois numérisée et mise en ligne, une information voit sa valeur tendre vers zéro"

L'impact a été d'autant plus violent qu'il intervenait en plein questionnement des opinions publiques sur les journalistes , objets d'une défiance croissante et placés sans distinction dans le panier honni des élites politico-médiatiques stigmatisés à l'époque par François Mitterrand.

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<em>Le même coin de rue à six mois d'intervalle : Il est plus difficile d'acheter la presse en juin 2015 qu'en décembre 2014.</em>

On connait la suite : les champions du numérique, eux, ont su récupérer la mise sous une autre forme, en publicité et connaissance marketing ultra fine des millions d'internautes qui désormais passent majoritairement par leurs plateformes internet, moteurs de recherche ou réseaux sociaux, pour lire la presse. Un tiers des internautes accèdent désormais au contenu numérisé des journaux via les moteurs de recherche, un autre tiers via les réseaux sociaux, un dernier tiers seulement en direct. Dans le film de Rossi, David Carr, une des grandes figures du New York Times, imagine le mouvement poussé à son terme : «  votre home page est très belle , dit -il à l'adresse du fondateur de Newser.com, un agrégateur de contenu qui reproche au Times d'appartenir à un monde entrain de sombrer, et on le voit en même temps faire des découpages dans une feuille de papier. « Mais voici à quoi elle ressemblera quand nous aurons disparu » poursuit-il en mettant sous le nez de son interlocuteur l'image imprimée de la page d'accueil de Newser dont il a soigneusement évidé au cutter les modules occupés par des contenus agrégés, pleine de trous donc. Même après le passage de cette vague, il ne faut pas s'attendre à retrouver un paysage où de nouvelles entreprises, allégées du poids du papier et ayant mis à profit tous les gains de productivité offerts par les nouvelles technologie, auront la capacité et surtout le besoin de financer des postes de journaliste de presse écrite tels qu'ils existaient jusqu'ici. D'abord parce que de l'univers du papier au monde numérique, il y a un fossé en termes de revenu. Des abonnements plus volatiles et une publicité moins rémunératrice.

« de l'univers du papier au monde numérique, il y a un fossé en termes de revenu »

« Une campagne de 50 000 euros sur mobiles ou tablettes, c'est l'évènement de l'année » explique le responsable d'une grande régie numérique». « Les plus grandes réussites de la presse sur internet en France , Lemonde.fr ou Figaro.fr parviennent tout juste à l'équilibre » ajoute un autre observateur du secteur.

Le besoin de hiérarchisation augmente


Ensuite, et surtout, parce que la plupart des nouveaux modèles d'entreprises médias en train de naître n'ont pas besoin des quatre fonctions l'on attribuait jusque-là au journaliste, que rappelle Eric Scherer, directeur de la prospective et de la stratégie numérique de France Télévisions : « la collecte d'un côté, à l'autre extrémité la hiérarchisation, entre les deux : l'enquête investigation et le commentaire ». Les agrégateurs de contenus n'ont pas l'utilité d'un journaliste d'investigation . Pas plus que les nouveaux médias fondés sur les échanges entre internautes, comme Buzzfeed ou Minutebuzz où les journalistes portent d'autres noms : « social media editor » à la base ou « social media manager » lorsqu'ils deviennent chef de rubrique ou rédacteur en chef. « L'investigation devient le parent pauvre dans un environnement où les moyens déjà étaient comptés pour financer une activité exigeant temps et moyens, et où ils vont sans doute encore se raréfier » estime Eric Scherer.
Les autres fonctions sont affectées différemment. Le passage du mass media au media de masse où le premier citoyen devient producteur d'information grâce à l'accessibilité nouvelle de la technologie provoque une concurrence dans le recueil des informations.

“La crise de la presse papier, qui lui servait de sanctuaire, se confond avec la crise de la fonction journalistique ”

La fonction d'analyse est également accaparée par de nouveaux acteurs, à nouveau le grand public sur les réseaux sociaux et sur les blogs et les experts, bien contents de pouvoir publier librement leurs analyses sur des sites qui leur offrent visibilité et notoriété en guise de rémunération, modèle Huffington Post. A nuancer, juge le sociologue Dominique Cardon : “Ce n’est pas parce que l’on a un blog que l’on est un média avec de la visibilité. 90 % de la navigation se fait sur 0,006 % des contenus, signale-t-il. Ce haut de l’Internet reste la presse et les journalistes dont la fonction de tri et de hiérarchisation de l’information reste tout à fait reconnue.”

La question du tri et de la mise en perspective


C''est là sans doute que l'on attend le plus du journaliste de demain. L’utilité de la fonction consistant à donner un sens et plus ou moins d'importance à un flux d'informations n’est pas remise en cause, bien au contraire. “On a peut-être changé d’échelle, tout va beaucoup plus vite et les quantités d’informations en circulation se sont démultipliées”, admet Emmanuel Hoog, le président de l’AFP (débat au Forum des images, 26/09, dans le cadre du festival “Qui fait l’info”). Pour le reste, selon lui, rien ne change : “A un moment donné, se pose la question du tri et de la mise en perspective

“tout va beaucoup plus vite et les quantités d’informations en circulation se sont démultipliées ”

En clair : comment transforme-t-on un bruit en information, comment parvient-on à distinguer le bon grain de l’ivraie ? “On attend pour cela des compétences spécifiques et du temps pour les exercer, la technologie ne change pas fondamentalement la donne.” Il faut cependant prendre en compte la confrontation à intensité croissante entre l’intervention humaine directe sur le tri des informations et l’automatisation par les moteurs de recherche. Il se peut, admettent les uns et les autres, que l’algorithme de Google ou de ses challengers soit de plus en plus souvent admis comme le tiers de confiance auquel on confie la tâche de faire le tri à la place du journaliste. Sans prévoir l’issue de la bataille, on constate déjà une interaction entre les deux. “La recherche continue du meilleur référencement sur Google, qui amène à employer certains mots-clés, change tous les commandements du journaliste et la conception même de l’analyse journalistique qui va avoir tendance à se conformer à ce qu’attend l’algorithme”, note Jean-Marie Colombani, ancien directeur du Monde, aujourd’hui chez Slate.fr, également présent au débat . « C'est pour cela que Lemonde.fr marche mieux que Liberation. Fr affirme un observateur qui garde comme exemple en tête le le jour du décès de Georges Simenon : « Le Monde avait titré « Simenon est mort », Libération « Maigret a cassé sa pipe », et bien sûr c'est le premier qui a explosé les scores de référencement, malgré la beauté du titre de son concurrent »

Stratification de la fonction


Au menu donc : concentration, restructurations, disparitions. « On peut imaginer voir subsister quelques grande marques et réapparaitre après la tempête une multitude de petits acteurs spécialisés » juge Jérôme Lacombe, président de l'agence de communication Hopscotch, fin observateur de la révolution numérique. Un grand mouvement Darwinien en perspective donc, avec à la clé une nouvelle stratification des journalistes . Il n'y aura par dans le nouvel univers le même nombre de professionnels payés pour réaliser les quatre missions (la collecte, l'investigation, l'analyse, la hiérarchisation) que l'on affectait jusque-là à la fonction. On trouvera ces oiseaux devenus rares dans les sanctuaires de grandes enseignes renforcées par la disparition de concurrents plus faibles. Ce sont des acteurs comme The Economist, le Financial Times, le New York Times, peut-être, entreprises à la fois en possession d'une marque extrêmement puissante et encore capables d’entretenir un réseau de correspondants à travers le monde (ce à quoi, dernier à franchir ce pas, vient de renoncer le Baltimore Sun !), dès lors qu’ils revendent leurs contenus en plusieurs langues dans plusieurs dizaines de pays.

“Il se peut que l’algorithme de Google ou de ses challengers soit de plus en plus souvent admis comme le tiers de confiance auquel on confie la tâche de choisir à la place du journaliste”

On peut imaginer dans ces grands pôles recentrés et concentrés voire subsister une élite de professionnels, hautement qualifiés, bien payés, bénéficiant d'une autonomie suffisante pour enquêter, analyser, mettre en perspective l'information à l'abri des pressions extérieures. Ceux qui voudront conserver cette intégrité en dehors de ces sanctuaires, devront faire preuve d'imagination pour financer leur activité. Le modèle de la musique? Les musiciens dont les droits ont été laminés par les effets de la numérisation et du téléchargement de leurs œuvres remontent sur scène pour trouver un financement direct par le public. Il faut penser ce que pourrait être l'équivalent pour les journalistes. Les grands journalistes blogeurs, qui finissent par devenir leur propre marque, donnent cet exemple.
Entre les deux, entre l'élite employée par les grandes marques survivantes et ces nouveaux artisans, on peut imaginer tout un monde de situation intermédiaires où les principes de base du journalisme auront moins de place. C'est le cas des professionnels qui, de plus en plus nombreux travailleront aux frontières de l'information et de la communication. « On part du principe que les marques ont une crédibilité en tant que sources d'information » explique Jérôme Lacombe qui emploie des journalistes reporter d'images chargés de créer du contenu, validé par ses clients, qui sera ensuite diffusé gratuitement. Dans les grandes agences de RP, les médias créés par des marques sont des axes prioritaires de développement. Pour les gardiens de la charte, celle de1918, mais également les celle des version complétées de 1938 et 2011 (voir http://www.snj.fr/IMG/pdf/Charte2011-SNJ.pdf) , on est plus dans le domaine du journalisme, mais dans celui de la communication, parce que même discrète, la ligne éditoriale est sous tendue par l'objectif de valoriser une marque commerciale.
Autre catégorie en croissance forte, hélas, celle des journalistes pauvres, employés par des médias sur le fil du rasoir, entre vieilles entreprises de la presse papier luttant pour la survie et nouvelles créatures numériques peinant à trouver leur modèle économique. Ce bataillon que vient régulièrement grossir les jeunes professionnels employés en CDD, en piges ou de plus en plus souvent payés en honoraires ou droits d'auteurs, devront se plier à tous les compromis : pression exercée par les annonceurs, autocensure et revenus faibles et irréguliers, en clair l'ombre de ce que devrait être le professionnel autonome et libre de son jugement.

“qu’advient-il, si les entreprises ayant établi leur légitimité sur la promesse de garantir les pratiques journalistiques de base, n’ont plus les moyens de les assumer ? ”

Dans des entreprises fragiles, incapables de financer formations et évolutions de carrière, le bas de cette classe de journaliste devrait entrer en concurrence avec ... les journalistes robots. Les premiers journaux sans journalistes viennent des Etats-Unis, comme upworthy et d'autres qui, entre le communiqué de presse et sa diffusion ont décidé de se passer du journaliste. La robotisation est appelé à se répandre. « C'est une solution qu'étudie de près les journaux de sport et et la finance. Un robot peut écrire un compte rendu de match ou les variations de cours d'une action dès lors qu'il ne s'agit que de rapporter des faits : le nombre de buts au cours d'un match, ou l'ampleur de la hausse ou de la baisse, d'une action » commente le responsable de la stratégie digitale dans un quotidien Français.
Dans une autre direction, il faut anticiper l'arrivée sur le terrain du journalisme de professions qui traitent de l'information d'une manière nouvelle : développeurs, graphistes, militants du logiciel libre et de l’open data - se rapprochent de la sphère du journalisme analytique, avec de nouvelles manières de lire l’information comme la visualisation de donnée.

Besoin d'adaptation


Les journalistes, du coup, sont priés de passer la vitesse supérieure du processus d’adaptation. Du moins ceux qui ont commencé leur carrière dans l’autre monde. Les autres, nés entourés d’écrans, les doigts vissés très jeunes sur un clavier d’ordinateur ou de téléphone portable, auront moins d’efforts à produire. Le fossé à combler est technologique. Les plus de quarante ans, qui avaient alors vingt ans, s’en souviennent avec le sourire : jusqu’au milieu des années 90, lorsqu’ils ont commencé à exercer leur métier, certains “vieux” journalistes de l’époque continuaient à rendre leurs articles écrits à la main, voire à la plume.

“Rien ne change vraiment : à un moment donné,
se pose la question du tri et de la mise en perspective »

L’un des grands enjeux pour ces professionnels en milieu ou dernier tiers de carrière, est de se rapprocher de la technologie. Dans ce maelström d’atomisation incroyable des contenus, consommés à la carte et en pièces détachées, les journalistes ont besoin de nouvelles compétences vitales pour assurer leur mission. « Nous n'avons pas beaucoup de journalistes hackers » admet en souriant un responsable des Echos. Bienvenue aux férus de technologie et aux « data miners », capables d’utiliser les outils d’analyse des données en masse en provenance de la planète numérique. C’est un paysage entièrement nouveau pour ceux qui, il y a quelques années, ne souhaitaient même pas taper à la machine.


37 477 titulaires d’une carte de presse en 2012, (13 635 en 1975).
62 % des nouveaux professionnels vont dans la presse écrite (70 % en 2000)
42,5 % des journalistes ont plus de 45 ans

Tendance France - Vieillissement et chute du support papier


21,3 % sont pigistes ou en CDD (67 % parmi les moins de 26 ans, 50 % en 2010)
3 790 euros bruts, le salaire mensuel moyen
32 % des nouveaux journalistes intègrent un support papier (67 % en 2000)
17 000 femmes journalistes (13 000 en 2000) pour un nombre d’hommes qui stagne autour de 20 000.

2012, sauf indication contraire, source : Observatoire des métiers de la presse.

Jacques Secondi #presse #futur du journalisme #nouveau modèle économique de presse