ANALYSE - L'économie de fonctionnalité pour se poser la bonne question

Quelle est la mission ?

publié le 15/07/2015

Repenser la raison d'être de l'entreprise et se découvrir de nouvelles utilités. 

Quelle est la mission ? Mieux cartographier le monde dans lequel évolue l'entreprise.

Quelle est la mission ? Ou, plus brutalement : à quoi mon entreprise sert-elle ? La question est tellement simple qu'elle en devient presque métaphysique. En s'y penchant sincèrement certaines entreprises ne sont-elles pas susceptibles de conclure, faute de réponse satisfaisante, qu'il leur vaudrait mieux mettre la clé sous la porte ? La bonne nouvelle est que, pour de nombreuses autres, vieilles dames industrielles autant que jeunes pousses high-tech, c'est une manière de renouveler la vision stratégique de leur activité et de se découvrir de nouvelles utilités.

"une possibilité de mutation en profondeur des vieux modèles industriels »

C'est ce que propose le concept d'économie de fonctionnalité, peut-être à l'aube d'un essor décisif grâce à la nouvelle capacité de connaissance et de compréhension du monde, en l'occurrence celui dans lequel évoluent les entreprises, que lui fournit la révolution numérique et technologique.

Le service plutôt que le produit


Définition classique : l'économie de fonctionnalité, c'est le service plutôt que le produit. « On remplace la vente du bien par la vente de son usage dans des solutions fondées sur une intégration de biens et de services » explique l'économiste Christian Du Tertre. Dans cet univers, les consommateurs achètent pour un temps donné de la mobilité de préférence à un véhicule, une température intérieure constante de 18 ° plutôt que du gaz ou de l'électricité aux moments de présence au domicile, de la propreté plutôt qu'un lave linge. Cette approche consistant à moins penser au produit et davantage à son utilité n'est pas neuve. L'hôtel épargne à ses clients d'avoir à louer un appartement ou à l'acheter. De nombreux types de petits services, entretien, reconditionnement, consigne, fonctionnent sur le même principe. Les grands industriels ont depuis un certain temps déjà mis en œuvre des versions, même limitées, du principe de fonctionnalité : Michelin facture des kilomètres parcourus aux et non plus des pneus dans le secteur des poids lourds, Xerox ou Ricoh vendent des photocopies en lieu et place de photocopieurs signale Eric Fromant du cabinet Sefior sur son site web.

Economie de ressources et approche systémique


Et Renault, acteur engagé du développement de l'usage de la voiture électrique entend rester propriétaire de ses batteries, reconditionnables et réutilisables à l'infini, que le conducteur échangera en station, comme on fait le plein d'essence aujourd'hui. Le tout avec des effets avérés en termes d'économie d'énergie et de matières premières, de l'ordre de 30 à 50 % selon les cas. Chez Renault, la réflexion sur la fonctionnalité passe par des initiatives d'économie circulaire où l'entreprise chercher à économiser et à utiliser en boucle les matières qui composent ses produits. « Nous avons rassemblé un certain nombre de projets, comme l'unité de reconditionnement des moteurs, autour du thème de l'économie circulaire avec un diagnostic sur le fait que les ressources à notre disposition sont finies avec des approvisionnement problématiques à moyen terme » résume Jean-Philippe Hermine, directeur du plan et de la stratégie environnement de Renault.
Plus sobre dans l'utilisation des ressources matérielles, plus génératrice de valeur immatérielle : l'économie de fonctionnalité est adaptée aux ressources rares et chères du monde fini. «Dans cette approche, la valeur est moins liée au produit qu'à l'ensemble de ses effets utiles, commente Christian Dutertre, et l'on constate un déplacement, des ressources matérielles vers l'immatériel. C'est pour cette raison que l'économie de fonctionnalité est en phase avec le développement durable ».

L'entreprise dans sa chaine de valeur


Il faut y ajouter les vertus de l'approche systémique, qui est également celle du développement durable. C'est l'histoire de l'entreprise de décolletage qui tente de comprendre à quel assemblage plus large participent ses vis et ses écrous. «  En se repensant en terme de fonction, l'entreprise prend conscience de la chaine de valeur à laquelle elle participe et de l'ensemble des acteurs qu'elle peut y impliquer » résume Jocelyn Blériot, de la fondation Ellen Mac Arthur. Intéressant pour faire évoluer un modèle économique existant comme pour les créateurs d'entreprises. De jeunes sociétés étaient venues raconter leur expérience en la matière lors du récent « World forum » de Lille. L'un vendait du matériel médical, il propose désormais de la prévention des chûtes aux personnes âgées qui souscrivent à son service, avec option sur la mise à disposition de matériel lorsque, malgré les précautions, l'accident se produit. Un autre gérait la prise de rendez-vous pour une population de médecins et a évolué en quelques mois de simple plateforme téléphonique à service d'optimisation de l'emploi du temps d'un corps médical sujet au burn-out. Un troisième tente de faire sa révolution dans le domaine de l'emballage, réduisant les quantités en réorganisant la logistique et le système de transport de ses clients. « La portée de ces nouveaux modèles va bien plus loin qu'un simple passage de la vente à la location, poursuit Jocelyn Blériot, à chaque étape de réflexion sur les divers aspects de la fonction à laquelle participe l'entreprise, un nouveau potentiel de création de valeur se révèle». Partant d'une réflexion stratégique sur la fonction que remplit ou pourrait remplir l'entreprise au sein de l'éco-système dans lequel elle s'inscrit, cette manière de penser l'économie dévoile de nouveaux champs de valeur ajoutée.

« Plus sobre dans l'utilisation des matières, plus génératrice de valeur immatérielle : l'économie de fonctionnalité est adaptée aux ressources rares et chères du monde fini. »

A la clé : une possibilité de mutation en profondeur des vieux modèles industriels dont la prospérité fondée sur un mouvement sans fin de croissance des volumes et de baisse des coûts a depuis longtemps touché ses limites. En déplaçant son offre du produit vers un bouquet de biens et de services -une voiture en location, la possibilité prochaine de l'avoir devant sa porte dans les trois heures suivant la réservation  chez Mu de Peugeot- l'entreprise peut facturer différemment. C'est une possibilité de sortir de la guerre des prix et de la surenchère technologique réellement utiles à une minorité des clients, comme celle à laquelle se livrent les fabricants de smartphones ou d'appareils photos numériques.

L'échelle du territoire


Au bout du processus, il y a aussi la perspective de mieux s'intégrer dans un territoire donné. « L'entreprise peut adapter son offre en allant jusqu'à répondre à des questions de santé, de mobilité, d'éducation qui se posent à l'échelle du territoire sur lequel elle agit » reprend Christian Dutertre. Il ne s'agit pas de bienfaisance, mais d'un déplacement, voir d'un enrichissement du bouquet de biens et services que propose l'entreprise. Au passage, cela permet d'en finir avec le débat usé sur la responsabilité sociale de l'entreprise qui ne parvient à sortir du « combien cela coûte ? », « est-ce vraiment le rôle de l'entreprise ? » et « peut-on s'en passer ? ». Dans l'économie de fonctionnalité la « RSE » devient une partie de l'offre. Au bout de sa réflexion « fonctionnelle », l'entreprise comprend mieux qui est elle est, à qui elle peut être utile, ou éventuellement nuisible, au-delà de son client direct. A l'arrivée, il n'y a peut-être plus un seul client final mais plusieurs, prêts à coproduire ou à co-financer l'offre proposée par l'entreprise.

« à chaque étape de réflexion sur les divers aspects de la fonction à laquelle participe l'entreprise, un nouveau potentiel de création de valeur se révèle »

Dans le service proposé aux personnes âgées présenté au World Forum, l'hôpital cofinance le service. C'est le cas également lorsque la mairie de Paris trouve un intérêt à financer un parc de vélo mis en partage aux côtés de l'utilisateur final, le cycliste. A ne pas confondre avec les autos mises en libre service dans les grands centres urbains, exemple, à contrario de non fonctionnalité, selon Christian Dutertre. « Avec ces systèmes, on touche un peu au problème de pollution donc de santé publique mais le sujet majeur de l'accessibilité à la mobilité est laissé de côté » juge-t-il. « Ces véhicules rendent services à une petite partie de la population résidant dans le centre alors que le problème large d'un territoire comme celui de la région parisienne est de permettre à des personnes de la périphérie lointaine de venir travailler dans Paris autrement qu'en utilisant des transports bondés ou des voitures d'occasion, faut de pouvoir s'offrir des véhicules plus performants ». Bref, il aurait fallu « englober » d'avantage, ne pas se contenter de l' effet de vitrine des beaux véhicule sans fumée sillonnant le centre de Paris ou de Nice.

Essor par la connaissance


Ce n'est pas faute de disposer des outils permettant l'investigation la plus poussée. L'économie de fonctionnalité repose sur le niveau de compréhension de la sphère dans laquelle évolue l'entreprise. La « data », l'information en grande quantité, l'internet, les objets connectés et les multiples nouvelles technologies de captage de l'information annoncent évidemment un énorme bond qualitatif en la matière. « Beaucoup d'entreprises parlent encore de leurs déchets, mais après ce probable saut qualitatif de la capacité de connaissance, elle devraient parler de stocks de matières premières à réutiliser ou à revendre » juge Christophe Sempels, professeur de stratégie, qui cite l'exemple de Veolia : « Pour écarter le risque de se voir un jour confiné au rôle de sous traitant à faible valeur ajoutée cantonné à la simple collecte des déchets, on observe que le groupe est en train de remonter la chaîne de valeur de son activité en investissant sur la maîtrise des données en faisant le calcul que c'est là où cela se jouera demain  ». Mieux se connaître, c'est ce que recommandait Luiz Seabra, le fondateur de Natura dans un entretien accordé au Nouvel Economiste en estimant que « dans la crise actuelle le monde est peut être en train de perdre la moitié de ses entreprises, avant même que celles-ci aient défini leur raison d’être ». L'économie de fonctionnalité offre sans doute une bonne méthodologie pour y parvenir.

© Jacques Secondi #économiedelafonctionnalité théorie économique