Ruée sur la data

publié le 07/12/2017

Quand les données privées deviennent d'intérêt général.

 Ruée sur la data Mieux cartographier le monde dans lequel évolue l'entreprise.

Au 2Oème siècle c'était le pétrole. Au 21ème , c'est le big data, l'information en grande quantité, sur les habitudes de consommation, de paiement, de déplacements, de loisir, de travail,... qui est devenu la matière première stratégique. Ceux qui, ayant su les premiers la recueillir, y occupent une position dominante, sont devenus en quelques années les entreprises les plus riches du monde. Google-Alphabet, Facebook , Apple, Amazon, Microsoft, Alibaba, Tencent sont les premières capitalisations boursières mondiales.
Cela pose de plus en plus souvent problème :. Mais dès lors qu'il s'agit de données privées, cet accès est réservé, et les propriétaires veillent au grain pour ce qu'ils considèrent comme leurs plus précieux actifs. En même temps, l'accès aux multiples nouvelles données générées par la numérisation généralisée de la société est désormais aussi vitale pour l'activité économique que l'oxygène que l'on respire. L'enjeu pour les pouvoirs publics : libérer l'accès aux données, en leur attribuant un caractère d'intérêt général. L'enquête que j'ai réalisée pour le Nouvel Economiste décrit les batailles qui se livrent sur ce point dans le domaine de la mobilités en Île-de-France. Les collectivités y sont confrontées à la difficulté de coordonner leurs politiques de transport faute d'avoir accès aux données qu'engrangent les nouveaux acteurs de la mobilité, concepteurs d'applications en particulier, qui eux-même disposent d'accès à des banques de données publiques.



Il est loin le temps où Bison futé et quelques grandes entreprises publiques comme la RATP ou la SNCF régnaient seuls sur le vaste domaine des données sur la mobilité. Un nombre croissant de nouveaux acteurs, du secteur privé cette fois, engrangent aujourd'hui de la « data » sur le sujet, de qualité croissante et en quantités qui ont explosé au fur et à mesure de la diffusion des technologies numériques. Ils ne sont pas forcément disposés partager cette manne, et cela commence à poser un sérieux problème aux élus d'Île-de-France confrontés au besoin de réorganisation de leurs politiques de déplacements. D'autant que ces acteurs privés ont eux-même bâti leurs offres en bénéficiant de données publiques en libre accès.


Un océan de nouvelles données


C'est le cas des géants comme Google ou Apple qui, dans leurs applications, intègrent des données sur le transport recueillies à des sources publiques, les horaires de trains par exemple. La contrepartie serait à présent que des entités publiques puissent accéder aux océans de données captées par ces sociétés privées. Par exemple, lorsque les milliers de milliers de téléphones portables en train de se déplacer, à l'intérieur d'une voiture, dans la poche d'un cycliste ou d'un voyageur SNCF envoient de l'information à Google ou à Apple qui la restitue sur leurs « maps ». L'utilisateur y voit alors les rues passer en temps réel du vert (fluide) au rouge (congestionné) lorsque l'armée de smartphones géolocalisés qui jusque là se déplaçait facilement commence à ralentir.


Des informations clés sur la mobilité


Derrière ces pourvoyeurs d'informations et de conseils pour mieux se déplacer, il y a un deuxième groupe de « nouveaux riches » de la data : : les fournisseurs de services de mobilité, en co-voiturage, auto-partage, VTC... Les milliers de courses identifiées et chronométrées quotidiennement par les chauffeurs d'Uber alimentent par exemple une base de données sans équivalent sur l'état du transit automobile. Les 110 000 co-voiturés quotidiens de Blablacar fournissent, eux, des détails sur leurs habitudes de déplacement. Depuis peu, il faut aussi compter à Paris et en petite couronne sur une floraison d'opérateurs de vélos ou scooters en libre service, souvent petits, mais qui collectent eux aussi des informations intéressantes.
Le tout forme un puit d'informations précieuses dont on est loin d'avoir vu le fond, sur tous les sujets de la mobilité : l'état de la circulation, bien sûr, mais aussi les usages, les itinéraires préférés, le choix des moyens de transport en fonction de l'heure, de la zone d'habitation, de la condition sociale. Bref une mine que les autorités de transport observent avec appétit au moment de construire de nouvelles politiques de mobilité en Île de France sur-saturée.«Ces informations ont une valeur stratégique pour monter des politiques de déplacements conformes aux objectifs publics d'une mobilité plus fluide avec moins d'impacts négatifs, au premier rang desquels la pollution » indique Olivier Vacheret chef du département informations et services numérique à île-de-France mobilité, l'ancien STIF, autorité publique organisatrice des transports en Île-de-France.

Le problème de l'accès


Il s'agit par exemple de pouvoir orienter les usagers vers les différents modes de déplacements alternatifs, comme le co-voiturage, lorsque le transport public de masse est moins efficient, à certaines heures et en certains lieux. « On voit désormais très clairement apparaître le rôle que la data va jouer dans l'avenir de la mobilité devenue un service lance Jean-Louis Missika, adjoint à la maire de Paris chargé de l'urbanisme, la data sera clairement au poste de commande.»
Se pose du coup le problème de l'accès. Les élus sont confrontées à une multiplication d'offres de mobilités, de la préconisation d'itinéraires façon GPS, au co-voiturage. «Sans accès facile aux données détenues par ces nouveaux acteurs, les collectivités n'ont pas les moyens de comprendre le fonctionnement et l'impact des nouveaux services, commente Olivier Vacheret, et ne sont pas en mesure de produire à leur intention des prescriptions conformes à leurs propres objectifs. »
S'agit-il de préserver de la circulation intense une zone pavillonnaire, un périmètre d'école, un quartier décrété « zone de déplacements doux » ? Les élus n'ont aujourd'hui en leur possession ni l'information, ni les outils juridiques qui leur permettraient d'indiquer à Waze ou à d'autres applications d'optimisation d'itinéraire des principes de guidage respectueux de leur politiques publiques d’aménagement. Pour donner la priorité à une route moins rapide, par exemple, dès l'instant où celle-ci évite un quartier à préserver.


Inciter ou contraindre


C'est pourquoi l’enjeu des mois prochains mois pour les organisateurs de transport en Île de France est d’être présent dans le débat sur la loi d’orientation des mobilités qui sera présentée au premier semestre 2018. «Il faut aboutir à une définition claire de ce qu'est une donnée d'intérêt général, estime Jean-Louis Missika , et aller un peu plus loin que la loi sur le numérique qui stipule que la donnée d'intérêt général n'acquiert cette qualité que si elle détenue par un acteur privé en contrat avec un acteur public. »
Reste à savoir si, en l'absence d'incitation, voire de contrainte, les acteurs privés sont disposés à ouvrir des bases de données qui se conçoivent pour eux comme des actifs monnayables. Ceux qui l'on fait spontanément y ont un intérêt. Pour se faire pardonner d'envoyer parfois des automobilistes traverser des « zones 30kmh », Waze propose aux collectivités de partager ses informations à travers le dispositif « connected Citizens ». Attaqué sur tous les flancs, Uber poursuit ses efforts pour améliorer son image et a lancé en début d'année Uber Movement , une base de données ouvertes sur le trafic automobile des villes où l'entreprise est présente, opérationnelle depuis moins d'un mois à Paris, première ville européenne à bénéficier de cette ouverture. Les nouveaux opérateurs de vélos géolocalisés en libre service que l'utilisateur n'a pas besoin de rattacher à une borne en libre service -GoBee bike, oBike, Indigo Weel, Ofo, ...- commencent eux aussi à identifier un problème d'acceptabilité. Les maires tolèrent de plus en plus difficilement leur jouissance de l'espace public sans contrepartie et les vélos abandonnés sans grande précaution sur la voie publique aux quatre coins de la ville. Pony bike, une start-up de vélos partagés en libre service, présent seulement pour l'instant à Angers, propose en accès libre pour la ville ses données en temps réel sur le nombre de vélos et les trajets des utilisateurs. «Mais ces volontaires ne sont pas majoritaires, et ils ne diffusent que ce qui leur convient » note Olivier Vacheret.
Vis à vis des autres, il s'agit pour les élus de peser afin que la future loi intègre de l'incitation, voire de la contrainte pour transformer de la donnée aujourd'hui privée en un bien public. Une difficulté à résoudre réside dans la définition du périmètre des informations qui intéressent la mobilité. Faut-il par exemple y inclure les applications de course à pied, comme Runtastic ou Runkeeper qui elles-aussi accumulent de précieuses informations sur les habitudes de déplacement de leurs joggeurs, marcheurs et cyclistes membres. Faute d'obtenir une bonne loi en la matière, les autorités de transport courent le risque de tomber dans un rapport gravement déséquilibré avec les acteurs du privé en pleine ruée sur l'information.